Mascarade

 



Mascarade

 

La vie est-elle une succession de recommencement? C’est du moins l’impression qu’on peut avoir lorsque l’on est trop gentil.

Amis, amants, familles, collègues; tous s’accordent à dire à quel point je suis merveilleux, gentil, efficace. Ceux qui me connaissent disent que je suis beau, et ceux qui ont goûté ma cuisine disent que je suis un chef.

Quelle bande de flatteurs… Au moins, ceux qui se foutent de ma gueule, qui refusent mes avances parce que trop “commun”, sont on ne peut plus francs et directs. Avec eux, au moins, je suis certain de ne pas me faire avoir, pas comme ceux qui me jettent après m’avoir baisé - au sens propre comme au figuré, l’un, l’autre ou les deux.

Il a fallu des années, un changement capillaire et une puberté tardive pour qu’enfin je puisse prendre ma revanche. Passer d’un petit minet joufflu et malingre, à un canon au corps sculpté, je ne pouvais pas rêver mieux. Enfin, on semble s’apercevoir de ma présence; oeillades, sourires coquins, regards pleins de désirs : je découvre un tout autre monde, où d’un coup dans la rue, à la salle ou ailleurs, des inconnus m’accostent, me draguent, tentés par ce qui titille leurs fantasmes.

Au fond de moi, je suis partagé. Car, si l’apparence est méconnaissable, l’âme en revanche est la même. Je me tâte, hésite à profiter de la situation. Étonnamment, personne n’en veut à un canon d’être inaccessible. Tel Andy, des Rita Mitsouko, je passe pour d’autant plus sérieux et excitant, et mon public n’est pas pressé que je choisisse : tous et toutes veulent être le gagnant sélectionné par un gentil gentleman, sexy et qui évite les ennuis.

S’il y a un détail que je trouve impressionnant de cette transformation, c’est que je n’ai plus aucune critique sur mes vêtements : moulants ? Je mets en valeur ma musculature; des rayures ? Je parais encore plus large et musclé. Un costume? Je suis plus sexy que Dorian Gray. De vieilles fripes trouées? Toujours sexy, mais cette fois en mode écolo. C’est incroyable, tout me va, jamais plus je ne suis un pauvre petit blondinet sérieux. Je suis une bombe sexuelle, même avec les pires pièces de tissus qui soient; je suis certain que je pourrais m’habiller avec un sac poubelle, on trouverait que je critique notre système de mode consumériste, et de manière sexy en plus, avec les muscles apparents.

Comment peut-on trouver de l’hésitation sur une personne physiquement gâtée, sexy, et pas sur quelqu’un de normal? Pourquoi des poses gênantes, vulgaires, stupides, ne le sont pas? Et enfin, par quel magie pardonne-t-on à quelqu’un qui est beau le fait de coucher partout ? Comme si posséder du “sex appeal” donnait plus de droits, comme l’argent ou le pouvoir. Et pas uniquement avec des inconnus ! Maintenant, je suis invité à toutes les soirées, tous les voyages, j’ai le droit - et même l’obligation - d’être sur toutes les photos - idéalement un peu découvert. Même mon meilleur ami ne me regarde plus comme avant, et c’est je crois le plus douloureux.

Quand je pense que j’ai toujours eu un faible pour lui… Mais si j’étais gentil, beau, certainement, mais à l’intérieur surtout… Désormais, c’est lui qui me fait des blagues sexuelles, des avances cachées à demi-mot. Moi qui croyait ne pas l’intéresser, intérieur ou extérieur sans importance, tu parles ! Ironie de la situation, maintenant que je lui plais, il a perdu tout intérêt et toute saveur pour moi. Avant, je lui aurais donné mon cœur - en or massif dix-huit carats - mais puisqu’il est comme les autres, je n’ai plus que de la tristesse.

L’avantage d’être sexy est qu’on trouve facilement de nouveaux amis. Il n'y a même pas besoin de rompre avec les anciens, la justification est tellement simple : je suis occupé, je vais à un vernissage avec untel, au musée avec tel autre, un dîner, une soirée. Même sur les sites de cul, c’est plus simple; propositions, mec canon ou non, argent, je peux tout avoir. Dès qu’on montre un bout d’abdos, une belle bite, la partie est gagnée. Quel monde logique : plein de désirs et de frustrations, au point de finir par déprimer et se replier sur soi lorsqu’il remarque qu’il est finalement seul, imparfait. Oublient-ils que l’essentiel est invisible pour les yeux? Qu’on ne voit bien qu’avec le cœur? Ou bien cet organe s’est-il asséché à un point de non-retour, abreuvé par ce monde d’illusions?

***

La vie est-elle une succession de renoncements?

Après un an d’abandon de l’ancien moi, je le reste toujours autant. On ne change pas du jour au lendemain, le fond demeure le même. J’ai changé de vie, de boulot, de région. Je n’ai plus d’amis, du moins pas selon ma définition. Il n’y a que mes parents pour qui rien n’a changé, pour qui je suis et ai toujours été aussi beau. L’amour d’une mère efface tous les défauts.

Quel bonheur de la retrouver, si belle et inchangée, ses yeux remplis d’amour; après l’avoir serré dans mes bras, comme à chaque fois ses premiers mots sont :

Tu as encore maigri?

Evidemment que non, mais bon, ça ne l’empêche pas de s’inquiéter, elle qui est ronde, pleine de tant d’Amour qu’elle serait sans hésiter maman de tous les enfants du monde. A ses côtés, mon père la dévore du regard, toujours aussi amoureux qu’au le premier jour. Doudou et Doudoue soufflent donc ensemble leur gâteau de trente ans de mariage, et s’embrassent comme il y a trente ans. Comme si le temps n’avait pas de prise sur leur Amour; dans trente ans, ils seront toujours là, à s’offrir des perles, des diamants, des petits plats.

Leur bonheur me donne envie, leurs vibrations de félicité, leurs roucoulades ricochent contre mon palpitant qui rate un battement. Je souris, mais à l’intérieur je me sens vide, seul, lourd. Et dès que le repas est avalé, la vaisselle nettoyée, je me traîne à travers les rues du village, officiellement pour une promenade digestive, officieusement pour échapper à cette bulle de félicité qui me fait autant de mal que de bien. Si l'Amour existe toujours, pourquoi en suis-je privé ?

Retrouver les bois de mon enfance calme ma mélancolie aussi efficacement qu'un anxiolytique. Je redécouvre avec joie les loupes des arbres que je cherchais à l'époque, ainsi que les autres bizarreries végétales. Je suis les sentiers de mon enfance, prends le chemin de l’ancien rucher, dont les petites cabanes défoncées sont abandonnées depuis longtemps par les abeilles. Je me remémore à quel endroit était la vieille souche, désormais recouverte par de jeunes noisetiers, avant de continuer vers la sente du moulin, aux arbres fruitiers bordant le canal.

Mais les seuls fruits que je découvre sont ceux au bout d’une branche raide, accrochée à un garçon allongé contre le tronc d’un des vénérables pommiers. Même s’il a grandi lui aussi, je reconnais Matthias, le fils du boulanger, et aussi celui qui n’a arrêté de se foutre de ma pomme du début de ma fausse puberté jusqu’à entrer à la fac - ah ces merveilleux petits bleds paumés, où l’on passe de la maternelle jusqu’au lycée avec les même têtes. A l’aise, il entame la conversation le dard à l’air, imaginant probablement que je vais l’accompagner dans son soulagement, comme il le dit. Une veste zippée à demi ouverte, un torse athlétique, il doit avoir du succès, mais certainement pas auprès de moi. Et s’il croit que c’est la taille de son engin qui peut jouer, il en est pour ses frais, mon attribut n’a rien à lui envier, bien au contraire.

Après quelques minutes à discuter, alors que je fixe les tourbillons du ruisseau, il pousse soudain une exclamation :

Maxence ! Putain ! Je t’aurais jamais reconnu sans ce regard rêveur!

Il éclate de rire, et j’ai soudainement envie de lui mettre mon poing sur la figure. Ce rire, ce foutu rire, que je n’ai que trop entendu. Mes bras se contractent alors que j’hésite, mais le bruit d’une fermeture éclair et d’un corps qui se lève me fait l’effet d’une décharge. Je ne veux pas me faire draguer, ou être une fois de plus victime. Ma main s’envole, le nez craque, j’ai le temps de voir ses yeux surpris avant qu’il ne tombe en arrière dans une grande éclaboussure.

Il se redresse en crachotant, le pantalon refermé. Il me regarde, jauge mes biceps et mon attitude avant d’oser remettre le pied sur la terre ferme :

Je crois que je l’ai pas volée celle-là. Sacré crochet ! Je crois que j’aurais mieux fait de te dire que tu me plaisais à l’époque, plutôt que de me moquer de toi : non seulement tu m’en voudrais pas, mais en plus j’aurais maintenant un copain hyper canon.

Je marmonne les dents serrés :

Imbécile.

Puis je tourne les talons, rageur, et part en courant. Je l'entends derrière moi :

Mais attends, t'en vas pas, je…

J'accélère pour être certain de ne pas être suivi. Je rentre chez moi en quatrième vitesse, ne ralentis qu'au bout de la rue, pour rentrer dans la maison de mes parents d'un air calme et posé. Quand même, quel crétin, il ne s'attendait pas à ce qu'on papote du bon vieux temps ensemble ? Ou que je me joigne à sa besogne perverse!

Plus tard dans l'après-midi, alors que je lis dans ma chambre, l'incident derrière moi, ma mère m'appelle : il y a un garçon qui me demande. Autant ma mère n’est pas surprise, elle connaît mon orientation sexuelle depuis bien longtemps, autant qu’un garçon me demande ici, dans ce village perdu et aux mentalités étriquées…

Je vais à la porte et découvre Matthias, fier comme un paon, débardeur sous un manteau en cuir, le même jean que tout à l’heure et son casque de bicyclette sous le bras. Dès qu’il me voit, il tend l’autre, au bout duquel se trouve un bouquet de fleurs des champs, et déclare :

Pour le plus beau garçon du village.

Devant mon blocage et mon absence de réponse, il continue :

Tu viendrais à la kermesse avec moi ce soir?

Je lui ferme la porte au nez. Puis la rouvre pour prendre les fleurs - elles méritent tout de même de finir dans un vase - marmonne un “va te faire foutre” et claque le battant en bois épais. De la cuisine, ma mère me gronde :

Je me doute que tu es pressé d’emmener ton copain dans ta chambre mais casse pas la baraque !

C’est pas mon copain. C’est Matthias.

Je me retiens de balancer le bouquet à la poubelle. Ma mère comprend soudain sa boulette :

Oh, je ne l’avais pas reconnu… Pardon, mon bébé.

Elle laisse sa casserole pour me prendre dans ses bras et me frotter le dos.

Après, il a peut-être changé, il a repris le moulin tu sais. Il a tout restauré, mis en place un partenariat solidaire avec les paysans du coin, en plus respectueux de la planète. C’est plus le petit con que tu as connu.

Il t’a payé combien pour que tu dises ça?

Elle lève les yeux au ciel :

Je suis ta mère, tu sais que je dis ce que je pense, et vu comment il te regardait, avec ce sourire gourmand… Puis tu peux aller voir à la kermesse des anciens, les petites mamies qui t’ont toujours adoré !

C’est à mon tour de lever les yeux au ciel, je ne suis pas un bonbon à dévorer par le premier venu ! Mais elle a raison, je dois aller saluer mes petites mamies gâteaux. Masqué, je serai tranquille.

Enfin, presque. Si je suis un inconnu dans la foule de villageois qui me regarde, curieuse, pas pour lui; un corps développé, et la lumière qui tombe sur mes cheveux, peu importe le large déguisement de basketteur, il vient rapidement vers moi. Lui aussi a le visage couvert, et alors que les premières notes de la guinguette locale résonnent, il me propose une danse. J’accepte en bougonnant, car tous ceux qui nous entourent ont choisi un ou une partenaire. Quelques veuves dansent ensemble, rien de choquant donc à ce que deux garçons le fassent aussi.

Les chansons défilent et il reste collé à moi. Pas de mains baladeuses, de remarque inadaptée. Seulement des pupilles que j’esquive, alors qu’elles coulent sur moi comme une lave en fusion. Quelle mascarade, ce bal musette! Quel soulagement aussi, de ne pas être reconnu; les ragots ne se feront pas sur moi, quoi qu’il arrive. Puis, au fond, je m’en fou totalement, je ne vis plus ici, même si je n'aime pas être la curiosité ambulante. Le malaise s'installe, alors que les chuchotements s'intensifient. Je décide de m'éclipser, suivi de Matthias. Main dans la main, je me laisse guider dans la campagne nocturne, dont je ne reconnais que des formes vagues. Je me fais donc conduire vers le moulin, à la roue tournante, qui cache le chant des grillons dans les champs; au loin c'est une chouette effraie hulule. Je soupire, les étoiles alignés devant nous ;

Quelle belle nuit.

Oui, très romantique, parfaite pour tomber amoureux.

Je ne suis pas amoureux, et encore moins de toi. Je te déteste.

La haine est une passion, ça me va.

Je cache mon sourire amusé par une vacherie supplémentaire :

Mais qu'est-ce que tu es bête…

C'est l'Amour.

Je vais pour lever les yeux au ciel, mais il s'est mis devant moi et enlève son masque. Ses yeux bleus reflètent la clarté de la lune. J'avale ma salive. Toutes les questions qui traînaient dans mon esprit disparaissent lorsqu'il fait glisser le carton qui couvre mon visage. Je n'ai pas le temps de réfléchir plus qu'il a posé ses lèvres sur les miennes, et automatiquement, mes mains se posent sur ses épaules. Pour le repousser? Ou l'attirer dans une étreinte plus intime? Étreinte qui se finit dans sa chambre, à l'étage du Moulin à eau. Je le repousse seulement lorsqu'il tente de me déshabiller, je n'ai pas envie de lui donner tout ce qu'il veut ce soir. Et je veux surtout profiter du son de l'eau, de la grande roue, des engrenages - au fond, on ne grandit jamais. Surtout, je veux être certain du chemin à suivre. Coeur ou corps, on ne m'a pas aussi simplement.

L'eau coule doucement ce soir, deux jeunes hommes enlacés s'endorment, bercés par l'onde pure. Dans quelle direction ira leur futur, nul ne peut le prévoir; mais sous la Lune pleine, comme les coeurs amoureux en devenir, une fois de plus Cupidon a frappé…



***

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