Amants Héroïques - Chp.1 (#1)
Chapitre 1 : Un début à tout
Partie 1 - Teddy Altman
*
La chaleur m’enveloppe au moment
où je franchis la porte du Cookie Diner.
A deux pas du lycée de Midtown, l’endroit est un lieu de réunion tout à fait
indiqué pour une bande d’étudiants
affamés. L’ambiance y est conviviale et on retrouve l’impression sixties de certains restaurants
routiers, du genre de ceux que l’on croise encore lorsqu’on est un alien en
fuite qui parcourt le pays de long en large afin d’éviter qu’une race ennemie –
si ce n’est sa propre race – n’essaie de lui faire la peau.
Je me souviens d’un endroit qui
ressemblait beaucoup au Cookie Diner,
sur une route peu fréquentée, quelque part au Texas – avec plus de sable par
terre et moins de clientèle qu’ici. Ils avaient exactement les mêmes banquettes
en cuir, les mêmes tables en aluminium chromé et les mêmes ampoules à
incandescence qui répandent une lueur jaunâtre autour d’elles. Le juke-box
aussi était là, mais pas accolé au comptoir, et il diffusait des musiques bien
plus ringardes, si ma mémoire est bonne. Néanmoins, la différence majeure avec
le boui-boui texan reste que la bouffe que j’ai mangée ce jour-là aurait fait
vomir n’importe quel cafard habitué à la saveur délectable des détritus. Le
resto dans lequel je viens d’entrer, pour sa part, se veut un endroit propice
aux rencontres étudiantes, un lieu d’intégration et d’amitié, et se fait donc
un devoir de nourrir convenablement sa clientèle.
Ici, les serveuses sont aimables
– parce qu’il y a des serveuses ! Elles circulent entre les tables,
perchées sur leurs rollers, avec leur petite robe Charleston et leur serre-tête
orné d’un cookie en plastique. Elles distribuent avec le sourire des plateaux
repas, et parfois elles offrent même à certains clients la spécialité du chef –
un cookie, au cas vous ne vous en doutiez pas. Pas l’une de ces horreurs
industrielles, pâteuse, collante, grasse et puant la levure chimique. Non, un
vrai cookie, comme on n’en fait plus ailleurs ; moelleux, doré au four,
issu d’une fabrication artisanale, avec de véritables pépites de chocolat noir,
et qui dégage une douce odeur d’œuf, de farine de beurre et de sucre. Qui plus
est, ils ajoutent à leur recette une pointe de miel afin de donner au biscuit
cette couleur dorée et cette douceur qui contraste si bien avec la force du
cacao. La première fois que je suis entré dans le Cookie Diner, il y a à peine plus d’une semaine – le jour de mon
arrivé au lycée de Midtown – j’ai été saisi en premier lieu par l’odeur de
cette friandise qui a bercé mon enfance. Je suis ensuite revenu à moi, et j’ai
cherché Billy du regard.
Mon voisin a filé tout de suite
après le cours d’histoire, la tête basse, et j’ai supposé que je le trouverais
ici, avec les autres, pour la pause déjeuner. Je sais bien que Nanny m’a
expressément demandé de ne pas m’attacher, et c’est la raison pour laquelle je
me suis arrangé pour manger avec les gars de l’équipe de basket dès mon
intégration dans ma nouvelle classe. Non pas que j’estime qu’ils soient tous
des idiots incapables de nouer leurs lacets, mais à leur côté, la vie est
toujours plus simple ; tu sais faire un panier à trois points, et ils
t’estiment, non pas pour qui tu es, mais pour tes compétences. Or, je sais
faire des paniers à trois points mieux que personne. Je peux viser, calculer la
trajectoire, la distance, et évaluer l’évolution de la balle – un objet
sphérique en mouvement doté d’une rotation propre – pour qu’elle atterrisse
dans le cerceau sans rebondir contre le panneau. Vous me direz que c’est de la
triche, que c’est parce que je ne suis pas de cette planète et que j’ai des
aptitudes surhumaines. Eh bien je vous réponds d’aller vous faire f… Enfin
bref, tous mes talents ne sont pas dus à ma nature Skrull, et si j’excelle dans
ce sport, c’est uniquement parce que j’ai passé des années à m’entraîner – sous
différentes apparences, avec différents poids et différentes tailles, je le
concède.
Les basketteurs de Midtown sont
superficiels, et je les apprécie pour ça ; notre relation n’ira sans doute
jamais plus loin qu’une partie de Mario Kart chez le capitaine, ou qu’une
soirée un peu arrosée, et ils ne chercheront jamais à connaître mes secrets les
plus intimes. Le sport est un langage universel qui vous apprend le fair play, l’investissement, la
compétition, le respect des règles, et qui nécessite une certaine stratégie si
vous voulez mettre l’adversaire à genoux. Voilà pourquoi j’aime me dépenser au
service d’une équipe, et c’est précisément la raison pour laquelle je me suis
assis à leur table, au Cookie Diner,
il y a une semaine. Mais uniquement après m’être assuré que Billy n’y soit pas
– sinon c’est avec lui que j’aurais partagé mon dessert.
Si seulement être un alien ce
n’était qu’une question d’apparence, mais il faut en prime que l’on se coltine
cette chose dans notre cerveau – Nanny l’appelle la résonnance psychique. Moi j’appelle ça un foutu sonar à cerveau.
Tout Skrull digne de ce nom sait maîtriser cette aptitude afin de dupliquer non
seulement le corps, mais aussi les souvenirs de sa cible, afin de devenir son
reflet parfait – on assimile que la mémoire à court terme, mais c’est suffisant
pour ne pas se faire griller en cas d’infiltration. Pour le dire simplement, le
jour où je serai capable de contrôler ce pouvoir, le KGB n’aura qu’à bien se
tenir. En attendant, je me contente d’avoir ma petite antenne qui me chatouille
le cervelet à chaque fois que quelque chose cloche dans la tête de quelqu’un –
et vous savez combien il y a de détraqués dans les rues de New York ?
Beaucoup trop !
Billy Kaplan, mon voisin
d’anglais et d’histoire, est-il un détraqué ? Sûrement pas. Il est
simplement en proie à un sentiment que je connais sur le bout des doigts :
la peur. Il est effrayé au-delà du raisonnable, et mes capteurs l’ont senti.
Ils ont reçu son angoisse comme un tsunami qui ravagerait n’importe quel esprit
mortel. Et ça a piqué ma curiosité – même si Nanny dit qu’il n’y a rien de plus
risqué pour nous que de se mêler des affaires des autres. J’ai interrogé les
gens, l’air de rien, en affichant l’air innocent de celui qui essaie de cerner
les différents composants sociaux de sa classe. Et la réponse a été
quasi-unanime. « Il est bizarre », « j’m’approche pas d’ce mec,
il est chelou » (suivi de « tu veux pas un truc qui fait
planer »…), sans mentionner une pléiade d’autres remarques similaires,
toutes plus sympathiques les unes que les autres. Et au milieu de ce festival
de critiques, j’ai discerné sans difficulté une homophobie latente (un charmant
garçon m’a notamment sorti : « c’est qu’un p’tit pédé, y s’approche
pas, j’veux pas choper le sida » – connerie humaine, quand tu les tiens).
Un poignard m’a transpercé le cœur quand j’ai compris que ce malheureux garçon s’exclut
lui-même parce qu’il pense que la plupart des gens n’acceptent pas ses
préférences ; pour une partie de la population du lycée, c’est
malheureusement le cas, mais pour la majorité, ils s’éloignent de lui justement
à cause de sa distance, mais il n’a pas assez d’expérience sociale pour s’en
apercevoir.
Allez savoir pourquoi, je me suis
mis en tête de le lui faire comprendre. Je veux percer sa bulle pour qu’il se
sente mieux, et qu’il découvre que la terre entière n’en a pas après lui – elle
est trop occupée à vouloir disséquer de méchants aliens comme moi, pour savoir
si on se trimbalerait pas à tout hasard avec plus d’organes que l’humain
lambda. Seulement, Billy me fuit comme la peste, et pour une fois qu’un être
censé essaie de s’éloigner le plus possible de moi, voilà que je lui cours
après. J’ai essayé de mettre la main sur sa tignasse brune pendant plusieurs
jours, mais il reste taciturne pendant la classe, et il a le don de s’éclipser
à l’instant précis où la sonnerie retentit.
Au fond de moi, je sais que je ne
devrais pas m’occuper de sa vie, qu’elle sera sans doute mieux sans moi, mais
pour une raison qui m’échappe, une force cosmique me prend par l’estomac à
chaque fois qu’il est dans les parages, et me traîne dans sa direction pour que
je soulage ses peines – comme si, d’une manière ou d’une autre, l’aider à
résoudre ses problèmes pourrait m’aider à régler les miens. Et après près d’une
semaine à essayer d’attraper ma cible, il est enfin venu s’abriter dans le Cookie Diner pour cause de pluie
torrentielle.
Par ce temps de chien, et avec la
fraîcheur de l’automne qui se mue de manière précoce en froid hivernal, mieux
vaut se restaurer dans un endroit chaud – et la cantine du lycée étant fermée
pour cause de désintoxication au plomb et à l’amiante (je sais, il en a mis du
temps à se préoccuper de la santé de ses petits étudiants, le gouvernement…),
le restaurant le plus proche est donc pris d’assaut. Malgré le monde qui se
bouscule, Billy a trouvé le moyen de s’installer sur une table isolée, à côté
de la fenêtre sur laquelle le nom du lieu s’étire en grands caractères
stylisés. Je m’approche difficilement de lui, plusieurs serveuses me roulent
dans les pattes en m’adressant des sourires radieux ; certaines font même
semblant de perdre l’équilibre pour pouvoir poser les mains sur mon torse ou
mes épaules. Je n’avais pas prévu les groupies en choisissant cette apparence,
et j’ai beau froncer les sourcils et jouer les bad boys contrariés, elles continuent de me montrer leurs dents en
étirant les lèvres. Je lève les yeux au ciel ; pas de doute, avec elles
j’aurais le droit à plus qu’un cookie gratuit si j’en suivais une dans les
toilettes. Malheureusement pour ces dames, il leur manque des pièces pour me
plaire. Billy serait plus à mon goût, en revanche.
Bizarrement, je n’ai jamais été
dérangé par mon attirance envers les hommes. Peut-être est-ce dû au fait que je
ne suis tout simplement pas de la même espèce, et que je peux expérimenter les
deux sexes humains si je le désire – en devenant tantôt mâle, tantôt femelle.
En tout cas, je n’éprouve aucune gêne. J’accepte cette homosexualité – terme
qui s’applique aussi longtemps que je reste un garçon (admettons-le, c’est une
forme qui me plaît beaucoup, surtout quand je me regarde dans un miroir pour y
découvrir mon plus grand fantasme, en fonction de mes envies du moment).
Qu’importe ce que les autres en penseront, et si les humains sont assez bêtes
pour normer leur plaisir, alors Nanny n’a peut-être pas tort quand elle affirme
que cette planète de primitifs aurait mieux fait de s’éteindre le jour où ils
ont commencé à devenir des bipèdes.
J’assume mes désirs, tout comme
j’admets sans complexe que Billy Kaplan me plaît. Je suis plutôt doué pour
évaluer l’apparence des gens, c’est dans ma nature, et je peux affirmer avec
certitude que ses pulls de premier de la classe et ses vestons de gendre idéal
cachent un corps certes plus fin que le mien, mais indéniablement athlétique.
Le cours de sport a trahi ce qu’il cherche à dissimuler ; j’ai admiré ses
biceps, et je peux également confirmer que « monsieur la crevette »,
comme l’appellent les basketteurs, possède une belle tablette et des pectoraux
plats. Il cache donc son vrai pouvoir sous des couches de vêtements, alors
qu’il pourrait imposer son autorité aux crétins qui le maltraitent. Je suis mal
placé pour le juger, évidemment, mais cela ne fait que renforcer mon intérêt
pour lui – sans qu’il le sache, nous cumulons les points communs.
Il est là, assis devant son
panier de frites, en train de fixer ses couverts. Je m’approche, commande un
plateau repas d’un signe de la main et m’assois en face de lui. Il sursaute. Je
lui adresse un large sourire – semblable à celui que me faisaient les serveuses
il n’y a pas cinq minutes.
– Tu sais, ton hamburger ne va
pas simplement léviter jusqu’à ta bouche par la force de l’esprit. Il faut que
tu te serves de ces trucs qu’on appelle des mains, pour le mettre dans ta
bouche, le mâcher, et le digérer. C’est le principe de la vie.
Il me fixe un instant. Ses
cheveux noirs s’écartent sur les côtés de son front, mais ils se bagarrent partout
ailleurs sur son crâne ; à peine plus longs que les miens, ils sont tout
aussi indisciplinés. Ses sourcils se soulèvent légèrement, puis il braque ses
prunelles noisette sur moi, à la fois surpris et effrayé, comme si pour la
première fois depuis longtemps, quelqu’un le remarquait. Son visage est moins
carré que le mien, un peu plus allongé et moins plat, ce qui n’empêche pas sa
mâchoire de former un angle qui le rend à la fois viril, sexy et adulte, en
dépit de l’air enfantin qui se dessine sur ses traits. Il passe sa langue sur
ses lèvres pâles avant de me répondre d’une voix plus ferme et assuré que celle
à laquelle je m’attendais :
– Je n’ai pas de ketchup, ça fait
dix minutes que j’en ai demandé.
Billy n’a pas dit cela d’un air
agacé, seulement sur un ton qui me signale qu’il est habitué à ce qu’on
l’ignore, et que je devrais sans doute faire de même, autant pour son bien que
pour le mien. Mais c’est trop tard. Je suis face à lui : mes entrailles me
hurlent qu’il a besoin de moi et qu’il ne m’est pas si indifférent que ce qu’il
veut faire croire. Mon cœur s’emballe aussi, et pas à cause d’un foutu instinct
Skrull, seulement parce que son regard me fixe, qu’il me détaille, que je sens
qu’au fond je lui plais, que j’aime les hommes autant que lui et que je sais
très bien ce que cache cette chemise à carreaux beaucoup trop ample. Il n’y a
plus d’extraterrestre, seulement un malheureux garçon nommé Teddy Altman qui
fait l’erreur de se laisser frapper par la foudre pour la deuxième fois dans sa
vie – la première m’ayant conduit à faire des conneries inimaginables et à
mettre en danger ma vie et celle de Nanny.
Je me retourne donc une fois mon
hamburger posé devant moi, et tandis que Billy mord allègrement dans le sien,
je demande une bouteille de ketchup pleine à la première serveuse qui passe.
Son visage m’indique clairement qu’il n’a pas l’habitude de manger en tête à
tête avec qui que ce soit, et encore moins un garçon qui intéresse davantage
l’équipe de basket que le club d’échec.
– Je sais pas si t’es au courant,
me lance-t-il entre deux bouchées, mais je suis pas vraiment le genre de mec
qu’il faut fréquenter si tu veux te faire aimer au lycée.
– Je me fous d’être populaire, tu
sais. Moins les gens m’accordent d’intérêt, mieux je me porte. Apparemment, on
a ça en commun toi et moi.
Ma réponse le surprend, mais pour
la première fois depuis que je le connais, un sourire s’étire sur ses lèvres,
et son visage s’illumine soudainement, comme si la joie n’était qu’une force
surnaturelle qu’il ne laisse pas souvent rejaillir à l’air libre. Il me tend
une partie de son panier de frites et on le partage tout en brisant la glace.
Qui eut cru que ce serait aussi simple d’obtenir l’attention d’un pauvre garçon
à qui on n’en accorde aucune habituellement ? Il se claquemure dans son
rôle d’asocial, mais au fond de lui, il a besoin d’affection et de
reconnaissance, comme n’importe quel être humain sur cette planète. Nous
discutons jusqu’à l’heure de la reprise, et pour la première fois depuis
longtemps, personne n’adresse à Billy le moindre regard suspicieux – bien que
je n’arrive pas à déterminer si c’est grâce à ma présence ou simplement parce
qu’il semble tout à fait normal lorsqu’il entretient une relation avec une
autre personne pendant sa pause déjeuner.
Il me parle de sa famille, de ses
parents adoptifs, et m’explique même son problème d’amnésie. Je repense à ce
qui s’est produit il y a deux ans, à la manière dont moi j’aimerais pouvoir
oublier la façon dont j’ai saisi ces créatures pour les déchirer et répandre
leur sang dans les rues. Grand, vert, enragé, j’ai vu la terreur dans les yeux
des passants qui fuyaient non seulement les Chitauris, mais aussi l’autre
monstre – moi. Chaque new-yorkais a
une histoire à raconter à ce sujet, mais la mienne est aussi peu commune que
celle de Billy. Sauf que même si lui se confie, je dois lui mentir, lui dire
que je ne me trouvais pas ici. Pourtant nous étions bien là, avec Nanny,
simplement parce qu’elle pensait qu’un séjour dans une grande ville nous ferait
du bien – tu parles de vacances, on aurait mieux fait de rester dans le Dakota
du Sud cet été là. D’ailleurs, sans trop comprendre pourquoi, je me dévoile peu
à peu face à mon interlocuteur ; il s’intéresse à ma famille autant que je
m’intéresse à la sienne, alors je lui explique que mes parents sont morts dans
un pays en guerre quelques jours après ma naissance (« quel
pays ? » « Hum, la Latvérie », rien que le nom dissuade de
poser la moindre question), et que c’est ma nourrice qui prend soin de moi
depuis cette époque. N’importe qui aurait ri en voyant un garçon de ma stature
avouer qu’il a encore sa nounou à dix-huit ans passé, mais Billy se contente de
hocher la tête en compatissant. Je me suis mis en danger en exposant une
semi-vérité, mais je ne le regrette pas ; mon objectif est atteint, et
nous retournons en cours ensemble, plus proche l’un de l’autre que lorsque je
suis entré dans le Cookie Diner, près
d’une heure auparavant.
*
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Une petite étincelle embrase le coeur
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