L’amour du reportage

 


L’amour du reportage


The Big Apple : grandeur et décadence. Le rêve américain par excellence pour tout ceux qui atteignent “the land of freedom”. Mais la réalité est tout autre. Enquête spéciale sur les bas-fonds d’une ville qui ne dort jamais.


Comme toute grande ville, New-York n’échappe pas aux activités humaines. Fourmilière grouillante de travailleurs le jour, la déchéance commence à la fin de la journée. Il est dix-neuf heures, Crab sort de l’usine de recyclage, dans le quartier de Brooklyn. Le boulot est éreintant, il n’y a presque pas de machines, ce sont les employés qui portent tous les jours des tonnes de déchets et les trient. Dans notre société, on oublie trop souvent ces travailleurs de l’ombre qui nous permettent pourtant de vivre dans une relative propreté. Après être rentré dans son minuscule appartement et avoir pris une douche pour se défaire des odeurs de poubelles, le jeune Irlando-Américain commence ensuite sa deuxième journée, après une douzaine d’heures à s’épuiser à la tâche pour un salaire de misère.


Nous le suivons dans son périple dans un bar, où sexe et alcool ne sont jamais bien loin. Pour oublier les soucis du quotidien, sa solitude, sa famille qui lui manque, restée au pays… Crab est ce qu’on appelle un alcoolique léger, son apparence n’est pas affectée par sa consommation, et il a la force d’aller bosser le lendemain, malgré la migraine de la gueule de bois.


Tous sont pas comme moi, j’ai un pote, Barry, il est passé à la coke avec les putes, puis de plus en plus, ecstasy, etc. Depuis trois mois je l’ai pas revu, je crois qu’il a été vers Hell’s Kitchen.


Mais vous n’avez pas l’impression d’être dans un cercle vicieux qui ne s’arrange pas ? Surtout que ça vous coûte cher tout cet alcool, vous n’avez déjà pas beaucoup d’argent.


J’arrête quand je veux moi!


Nous n’insistons pas, par peur de perdre notre guide dans le monde de la nuit.


Bien entendu, ce système est plein d’entraide. Lorsqu’il n’a plus de quoi payer, car attendant son salaire, Crab se fait payer ses consos par d’autres, à charge de revanche bien sûr. L’on aurait presque l’impression de voir une famille, dans ce bar; tout le monde salue tout le monde par son prénom, on se taquine, on boit un coup à la santé de l’autre. Les jeux sont bon enfant malgrés quelques légers agacements. Le patron du bar, Stan, est catégorique : son établissement est un lieu de retrouvailles, et ceux qui ne respectent pas les lieux ou les clients finissent attrapés par les deux mastodontes de l’entrée, pris en photo, puis expédié dans une poubelle à l’arrière du bâtiment. Leur photo est ensuite placardée sur le grand tableau “Indésirables”, et on ne peut revenir sous peine d’être expulsé un peu plus violemment.


De mémoire, Ziz et Top, les deux gardes, n’ont jamais eu à frapper trop fort - même si, lorsqu’on est une armoire à glace avec la main de la taille d’une assiette, il n’y a probablement pas la même perception de la force. Cependant, tous les regardent avec un respect mêlé de tendresse; les deux veilleurs ont plus d’une fois montré leur gentillesse, et en dehors du bar, les deux orphelins “qui n’ont pas inventé le fil à couper l’eau chaude” - ce ne sont pas les seuls à ne pas être les couteaux les plus aiguisés du tiroir - aident tout le voisinage. Stella, la petite copine de Ziz, est formelle : malgré leur apparence impressionnante, ils sont doux comme des agneaux.


Comme quoi, malgré les vices et la pauvreté omniprésente, l’espoir et l’amour existent toujours.


Un peu plus au Nord, quelques jours plus tard, à Hell’s Kitchen, nous retrouvons Crab, bien décidé à nous conduire dans un quartier bien pire que le sien. D’après lui, les vieux quais mal-famés sont bien pires que son petit monde alcoolisé. A Brooklyn, la majorité étrangère latino-africaine vit en harmonie, malgré quelques caïds, et tente de s’en sortir; le jour, les activités sont calmes et réglos. Ici, drogue et prostitution sont monnaies courantes, même en plein jour. Il nous désigne d’ailleurs discrètement les jeunes - ou moins jeunes - femmes et hommes qui, en l’échange de quelques dollars, vous font passer un petit moment charnel. Puis ceux qui vendent de quoi se bousiller le cerveau :


Aujourd’hui, c’est plus comme y a dix ans. C’est de la merde ce qu’ils vendent. J’avais testé à l’époque, ça m’a pas plu; j’ai surtout pensé à ce que ma mère dirait. Mais aujourd’hui, en plus d’être cher, ils te coupent tellement et te mettent tellement de merde dedans, en plus de te flinguer le cerveau t’y deviens direct accro.


Selon Crab, c’est pourtant dans ce quartier que viennent bon nombre de jeunes étudiants d’origine européenne, attirés par les bas prix des appartements, et leur proximité avec la faculté de New-York, classé parmi les quinze meilleures de l’Heavy league. Nous essayons d’ailleurs d’interroger un jeune homme qui semble rentrer de cours, mais il change de trottoir. A la place, une Mama d’origine italienne répond à nos questions :


Oui vous savez, c’est très compliqué dans le quartier, les gens sont très pauvres. Les gangs sont organisés, les citoyens ordinaires font de leur mieux pour survivre. S’ils sont ici c’est pas manque de moyen.


Il y a beaucoup de gang par ici? Vous vous sentez menacées ?


Oui, non, j’ai la famille qui veille sur moi, puis ils s’attaquent pas aux faibles, il y a tout de même un respect. Leurs revendeurs sont bien traités, c’est pas le cas partout.


Qu’est-ce qui est le plus dur ?


On a pas toujours de l’eau chaude, surtout l’hiver. Puis la vie est chère, c’est pas toujours facile de bien manger. Ma tortue ne l’a pas supporté, elle est morte.


Vous n’aviez plus de quoi la nourrir ou était-ce à cause du froid ? Les chauffages ne marchent pas bien ?


Non, la poudre de thé rose. D’ailleurs à Jakarta, je suis sûre d’avoir vu une licorne. Dans les forêts exotiques il y a des tas de fleurs magnifiques.


Euuh, oui, d’accord.


Drogue, pauvreté, malnutrition, prostitution; le rêve américain n’a de paillettes qu’après un rail de coke…


***


Je suis interrompu dans mon reportage par un motard à l’allure patibulaire. Il manque de faire tomber ma caméra, que je coupe immédiatement. Crab s’occupe de suite de la parlementation, et nous quittons les lieux. D’après lui, le quartier est sensible car une ancienne puissante narcotraficante y a établi sa retraite anonyme.


Je ne peux m’empêcher de lui demander si les deux géants Ziz et Top, aussi pacifiques et peu nerveux soient-ils, sont coquins au lit. Crab me regarde de travers, avant de me reconduire jusque chez lui.


Soit tu dors sur le tapis du salon, soit tu dors dans mon lit. Le deuxième c’est non si t’es qu’un con homophobe.


Quoi, t’es gay?


Ouais et ça t’fais quoi?


Rien… moi aussi…


Je ne peux m’empêcher de rougir, sous un regard attendri de mon hôte.


Bon bah bienvenue chez moi ! La douche est au fond, j’te prépare un peu à manger pour te remercier de m’avoir évité une soirée à me bourrer la gueule. Ça m’fait du bien ! Sois un peu moins prude et on pourra bien s’entendre.


C’est bon, il m’a fait définitivement virer rouge tomate. Je file sous l’eau chaude, et c’est seulement ensuite que je réalise qu’il n’y a pas de serviette. J’en demande une poliment à Crab, qui débarque dans la salle de bain en shortie.


Cute.


Je ne fais pas attention à son compliment, je suis beaucoup moins bien taillé que lui. Son travail physique lui donne un corps massif sans non plus être trop épais, des épaules larges et carrées, des pectoraux massifs, sur une tablette marquée à la serpe. Ses bras et jambes sont aussi épais; à côté de lui je suis malingre, pourtant j’ai un corps athlétique.


Je m’enroule dans la serviette et ignore son regard. S’il compte avoir quoi que ce soit, il est mal tombé, le pauvre !


Je m’habille légèrement, l’appartement surchauffé par le soleil a une température quasi caniculaire; puis nous mangeons un repas du soir léger avant de passer sur une émission télévisée, mais sans vraiment la regarder. Comme depuis ces quelques jours où je l’ai rencontré, nous faisons connaissance l’un sur l’autre. Lorsque je parle de payer pour le logement et les repas, j’ai presque l’impression d’insulter mon hôte : il m’a invité, si je voulais payer, c’est dans un hôtel que je devais me rendre. Puis il ajoute :


Surtout que je suis bien avec toi, ces quelques jours m’ont totalement fait oublier mes problèmes. T’es cool. Tu veux pas rester un peu plus?


Et bien… c’est que j’étais venu pour faire un reportage sur la ville et ses démons, je crois que j’ai tout ce qu’il me faut.


Ah.


La déception est clairement visible dans son regard.


Écoutes, t’es vraiment un mec bien, bosseur, tu t’en sors pas si mal. T’es canon. Mais si je te plais et que tu as des idées, tu vas te faire chier avec moi.


Je te plais ? Et pourquoi je me ferais chier ?


Je… le sexe c’est pas trop mon truc.


Il me regarde d’un air amusé.


Sérieux, t’aime pas le sexe? Moi non plus ! Moi qui pensais que tous les européens avaient le boxer en feu. T’aime au moins les calins?


Oui.


Parfait.


Et sans me laisser le temps de réfléchir, il m’attire dans ses bras.


Peut-on parler d’amour lorsque vous n’avez rencontré quelqu’un que depuis quelques jours ? C’est en tout cas l’impression que me donne Crab. Comme un amoureux, il me berce, s’allonge et garde contre lui. Notre différence de morphologie fait que je suis comme lové dans une couverture, un matelas de guimauve. Il me caresse tendrement le dos, ses grands bras me donnent l’impression d’être entouré de sa chaleur. Lorsqu’il décide de m’emmener dans son lit, il ne rompt pas le contact, et une fois sous les draps c’est comme si notre proximité se faisait plus encore. J’enlève même mon haut pour fusionner avec son corps à la fois ferme et moelleux.


J’ai dû m’endormir en ronronnant, vu que je me réveille dans le même état de béatitude entre ses bras. Lui est déjà réveillé, et je crois que c’est à peu près la même tête que font les gens lorsqu’ils voient un animal mignon. D’ailleurs, après s’être regardé dans les yeux quelques secondes, il se penche sur moi, hésite, puis pose ses lèvres sur les miennes. Lorsqu’il cesse le baiser, il me plaque contre son torse et pose sa tête sur mes cheveux.


Il fallait que je le fasse, même si tu repars. Je l’aurais regretté de pas t’avoir embrassé.


C’est à ce moment que dans mon coeur j’ai ressenti un vide, à imaginer partir, rentrer “chez moi”. Alors je me soulève pour me mettre à sa hauteur, j’attrape son visage et recommence à l’embrasser. C’est décidé : pour le moment je ne pars pas; de toute façon, une fois le reportage envoyé, je peux en trouver d’autres. Ce n’est pas les sujets qui manquent dans la première puissance mondiale ! Je vois déjà mon prochain titre : Les barons de la drogue et la Grosse Pomme : enquête dans les quartiers sombres de New-York. Ou encore Vivre son amour expatrié : mode d’emploi.


Lorsque je lui annonce, mon rouquin irlandais semble ravi; il me promet alors, une fois sa journée de travail accomplie, et après m’avoir aidé dans mon nouveau sujet, de partager cette drogue douce que sont les câlins et l’Amour, ensemble.



***

 

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